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1. Les faits
Les protestations contre l’exposition « Street Art – Banksy & Co. L’arte allo stato urbano » (l’art à l’état urbain), qui a eu lieu dans la ville italienne de Bologne du 18 mars au 26 juin 2016, et qui aspirait à être une grande rétrospective consacrée à l’histoire de la Street Art, a posé une question juridique.
D’après les déclarations des organisateurs, les œuvres provenaient pour une partie du marché, elles étaient, pour une autre partie, réalisées directement sur place, et seulement une partie minime des œuvres avaient été prélevées des murs d’une propriété privée de la ville de Bologne, par ailleurs en cours de démolition. Parmi ces œuvres, y figuraient certains travaux de l’artiste urbain Blu. L’opération avait pour but de conserver, archiver et muséaliser les œuvres.
Les vives et longues polémiques médiatiques qui s’en étaient suivies, même dans les médias étrangers, avaient mis en évidence combien le projet, à l’origine de l’exposition, divisait l’opinion publique et aussi les artistes impliqués. Si certains d’entre eux avaient manifesté, même publiquement, de fortes hostilités à l’égard de l’initiative, d’autres avaient, en revanche, exprimé un avis favorable. L’affaire se prête à des évaluations sous divers profils. En particulier, il convient de distinguer l’aspect éthique et culturel de l’aspect purement juridique.
2. La question de droit
À titre liminaire, il faut souligner que l’affaire en question était complexe à cause de l’absence de précédents jurisprudentiels, non seulement en Italie mais aussi en Europe, étant donné que l’opération bolonaise semblait être la première à s’interroger sur le futur des œuvres d’Art urbain de ce type.
De plus, il faut également noter, en Italie, l’absence de précédents jurisprudentiels relatifs au droit moral de l’auteur dans le domaine de la Street Art. Les raisons d’un tel vide jurisprudentiel résident dans la nature même des œuvres, nées avec la caractéristique d’être produites en clandestinité et de façon illicite, comme forme d’art libre, informel et en dehors des institutions. Ainsi, le recours à des pseudonymes par les artistes devient compréhensible, du fait qu’ils veuillent préserver leur anonymat. Par conséquent, l’absence de décisions relatives aux droits d’auteur des œuvres de Street Art n’est pas surprenante.
En ce qui concerne l’aspect juridique, les œuvres de l’artiste Blu, ayant fait l’objet de détachements, provenaient, comme cela a été dit, de murs d’une propriété privée dont le propriétaire en aurait autorisé le prélèvement s’agissant de murs en démolition. En vertu du principe juridique de l’accession, régi par l’article 936 du Code civil italien, aux termes duquel « lorsque les plantations, constructions ou ouvrages ont été réalisés par un tiers avec des matériaux lui appartenant, le propriétaire du fonds a le droit d’en conserver la propriété ou d’obliger le tiers à les enlever […] », il est désormais admis que le propriétaire du mur sur lequel a été réalisée une œuvre de Street Art en est le propriétaire. Toutefois, comme tout propriétaire d’une œuvre d’art, il ne devient pas titulaire aussi des droits d’auteur sur l’œuvre, lesquels appartiennent exclusivement aux auteurs.
Les droits d’auteur dans le droit italien
Les droits d’auteur en Italie se divisent en droits patrimoniaux et en droits moraux. Ces droits sont entièrement régis par la loi italienne n° 633 du 22 avril 1941 sur la protection du droit d’auteur et des droits voisins, aussi dénommée loi sur le droit d’auteur[1].
Quant aux premiers, conformément à l’article 12 de la loi sur le droit d’auteur, « l’auteur jouit du droit exclusif de publier son œuvre. Il jouit en outre du droit exclusif d’exploiter économiquement son œuvre de quelque manière et sous quelque forme, originale ou dérivée, que ce soit, dans les limites fixées par la présente loi, et en particulier en exerçant les droits exclusifs énoncés aux articles suivants. Est considérée comme première publication la première forme d’exercice du droit d’exploitation ».
Les droits patrimoniaux, prévus aux articles 12 à 19 de la loi, se manifestent à travers une série de prérogatives en faveur de l’auteur appelés droits d’exploitation économique, et sont librement cessibles. Les droits moraux, en revanche, sont des droits imprescriptibles en vertu de l’article 2934 du Code civil italien, inaliénables et qui ne peuvent pas faire l’objet de renonciation de la part de l’auteur, contrairement à la discipline d’autres ordres juridiques européens. Les droits moraux appartiennent à l’auteur et à ses proches, dans l’ordre indiqué à l’article 23 de la loi italienne sur le droit d’auteur.
Ainsi, il s’agit d’une protection renforcée de l’honneur et de la réputation de l’artiste par la reconnaissance du droit de s’opposer à la première publication de l’œuvre; le droit de revendiquer la paternité de l’œuvre; le droit de s’opposer à des mutilations et altérations ou modifications de l’œuvre; le droit de retirer l’œuvre du commerce pour des motifs graves. Par ailleurs, une partie de la doctrine italienne a inclus parmi les droits moraux innommés le droit de l’auteur de méconnaître la paternité d’une œuvre qui lui aurait été erronément attribuée[2]. Les droits moraux de l’auteur sont pleinement régis par la loi italienne sur le droit d’auteur aux articles 20 à 24.
En règle générale, étant privées d’une autorisation préalable, les œuvres de Street Art naissent comme des œuvres illicites en ce que leur réalisation sur des murs ou des biens (notamment, les wagons ferroviaires ou métropolitains), publics ou privés, constitue une conduite passible de sanctions pénales, en particulier, celle de « dégradation et détérioration de biens appartenant à autrui » visée à l’article 639 du Code pénal italien[3]. Mais de telles œuvres sont quand même garanties par le droit d’auteur puisque la loi italienne protège, en son article premier, l’œuvre de l’esprit présentant le caractère de créations pour le seul fait d’avoir été créée. Parmi les critères de protection, la licéité de l’œuvre n’est pas requise, ainsi cette dernière est protégée même si illicite ou, par exemple, contraire aux bonnes mœurs[4].
À ce stade, arrive le point névralgique de la question. D’après les déclarations de l’organisation, le projet aurait été communiqué au préalable aux graffeurs impliqués : Blu, Ericailcane, Dado e Cuoghi Corsello. Certains d’entre eux auraient accepté avec enthousiasme le projet, pendant que d’autres, comme Blu et Ericailcane, n’auraient d’abord pas pris position, pour ensuite réagir.
Est-il alors possible d’affirmer que, à travers ce projet, les droits moraux et/ou patrimoniaux des auteurs des graffitis qui ont, de fait et successivement, manifesté leur désaccord ont été violés? À travers la muséalisation, le projet d’exposition, a-t-il violé le droit moral de l’artiste de rue de «rester dans la rue»?
Contrairement aux propositions de certains, la tendance est à exclure une violation du droit patrimonial de l’auteur pour l’exposition publique de son œuvre, tant pour les graffitis objets de détachements que, a fortiori, pour ceux qui proviennent du marché. Juridiquement, en effet, selon l’orientation dominante de la jurisprudence italienne, le propriétaire d’une œuvre d’art a le droit de la céder librement à des tiers et de la faire circuler, tout comme le droit de l’exposer[5] (dans des galeries, des musées, etc), et cela, à plus forte raison si l’œuvre a été introduite dans le circuit commercial par l’artiste lui-même.
3. Une atteinte aux droits moraux de l’auteur des artistes urbains?
Le droit moral de l’auteur constitue, par contre, la limite à la licéité de telles conduites. L’article 20 de la loi 633/1941 qui régit les droits moraux de l’auteur dispose que “indépendamment des droits exclusifs d’exploitation économique de l’œuvre, et même après la cession de ces droits, l’auteur conserve le droit de revendiquer la paternité de l’œuvre et de s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de l’œuvre et à toute atteinte à la même œuvre qui pourraient être préjudiciables à son honneur ou à sa réputation”. L’action de l’artiste Blu pouvait, ainsi, représenter la réaction de qui se plaindrait de la violation de son propre droit moral de l’auteur.
Il faut donc évaluer, à mon sens, si une opération qui avait pour but d’exposer, archiver et conserver l’œuvre d’un auteur, et non pas de la vendre, est à catégoriser dans les actes portant atteinte à la même œuvre qui pourraient être préjudiciables à la réputation et à l’honneur de l’artiste, aux termes de l’article 20 de la loi 633/1941.
En 2014, Banksy lui-même faisait un geste de contestation en méconnaissant la paternité de quelques-unes de ses œuvres faisant l’objet d’une exposition organisée par Sincura Group à Londres, empêchant ainsi les ventes. Mais dans ce cas, les œuvres avaient été prélevées des murs sans son autorisation pour ensuite être vendues. Il est possible de donner un avis au sujet de l’existence ou non d’un “préjudice à la réputation et à l’honneur de l’artiste” seulement en se fondant sur le raisonnement logico-juridique retenu dans les rares précédents jurisprudentiels relatifs au droit moral de l’auteur et en contextualisant les faits sur le base de ce que signifie effectivement, aujourd’hui, la Street Art.
Par exemple, la jurisprudence italienne a reconnu la violation de ce droit aussi bien dans le cas où un propriétaire a laissé se dégrader une œuvre d’art[6], que dans le cas où la présentation dans une exposition de certaines œuvres d’un artiste provenant uniquement d’une collection privée avaient été indiquées comme des œuvres réalisées par ce même artiste à une période donnée[7]. De même, la violation a été reconnue dans le cas où l’œuvre d’un auteur a été utilisée par un éditeur conjointement aux œuvres d’autres artistes avec lesquels l’auteur avait affirmé avoir des divergences idéologiques[8].
Dans l’affaire de Bologne, si l’auteur considérait que la muséalisation de ses œuvres ne correspondait pas à sa poétique, la violation de ses droits aurait été abstraitement configurable. D’autre part, il aurait fallu aussi considérer la finalité du projet de conservation et d’archivage, dénué de l’intention de vendre les œuvres. Donner une réponse univoque n’est pas évident et la réflexion devient plus large : l’artiste peut-il s’opposer à ce que ses œuvres soient conservées, archivées et protégées ou qu’elles soient mises dans un musée ?
Enfin, l’« état » actuel de la Street Art est un élément d’une importance fondamentale pour donner un avis, en l’espèce, sur l’existence d’une atteinte aux droits moraux de l’auteur des artistes urbains : peut-elle être, encore aujourd’hui, considérée comme un art de rue, subversive, illicite, contestatrice, externe aux circuits officiels du marché de l’art, aussi bien que sa muséalisation et sa conservation seraient contraires à sa nature ? L’évolution que cette forme d’art a connue, également dans l’opinion commune, est inégalable. Ce n’est pas par hasard que les artistes urbains travaillent de plus en plus à la lumière du jour et à la commission, parfois même à la demande de fameux musées internationaux. Comme, par exemple, le même Blu qui a peint les façades du musée MoCa à Los Angeles (œuvre successivement censurée par le musée) et à qui ont été commandés des travaux par la Tate Modern de Londres et le Hangar Bicocca de Milan. De plus, les œuvres de ces artistes sont introduites et circulent toujours plus dans les plus institutionnels et connus réseaux internationaux du commerce de l’art. Il suffit de rappeler que, récemment, les œuvres de Banksy étaient en vente à la Lionel Gallery d’Amsterdam et au TEFAP de Maastricht. Ou encore, la récente initiative de ce dernier qui a réalisé des œuvres dans les chambres de son tout nouveau hôtel nommé « The Walled Off Hotel », en Cisjordanie. Enfin, il est possible de constater une tendance à ne plus percevoir comme sanctionnables, au moins sur les biens publics, les interventions faites par les graffeurs, sans autorisation, bien qu’il s’agisse de conduites passibles de sanctions pénales. Ceci est vrai surtout pour les artistes les plus connus.
Jusqu’à présent, les graffeurs ont été réticents à entrer dans les salles d’audience des tribunaux pour protéger leurs droits d’auteur et ont préféré manifester leur désapprobation par l’action. Mais, la Street Art, comme cela a été exposé, est en plein changement et est de plus en plus institutionnalisée… Serait-elle prête à faire son entrée dans les tribunaux ?
[1] Legge 22 aprile 1941, n. 633 “Protezione del diritto d’autore e di altri diritti connessi al suo esercizio”.
[2] Tribunale di Milano, 14 septembre 2004, in Rep. AIDA 05, I.5.1 ; Corte d’Appello di Milano, 24 mars 1939, in IDA 39, 215.
[3] Sur ce point: Corte di cassazione, Sez. Seconda penale, Sentenza n. 16371 du 20 avril 2016.
[4] Sur ce point: Tribunale di Milano, 29 janvier 1996 ; Pretura di Bologna, 20 avril 1971, in Giustizia civile 71, 694 s.
[5] Conformément au principe de libre jouissance du bien appartenant au propriétaire; sur ce point, la jurisprudence italienne est rare, voir Tribunale di Verona, 30 octobre 1989 (in Dir. Autore 1990, 397): “Après la cession de l’unique exemplaire d’une œuvre d’art, appartiennent au propriétaire les facultés de jouissance prévues à l’article 832 du Code civil, dont celle de divulguer l’œuvre et de la faire exposer, attendu qu’il s’agit d’une faculté strictement consécutive à la publication et à la vente de l’œuvre, activité permise par l’auteur qui a renoncé à sa réserve de non-divulgation, à condition qu’aucune atteinte ne soit portée à son droit moral ».
[6] Affaire isolée sur laquelle s’est prononcé le Tribunale di Milano, 20 janvier 2005, in AIDA 05, 1057.
[7] Pretura di Verona, 21 mars 1987, in IDA 87, 551 ss.
[8] Pretura di Torino, 5 mai 1990.
Avv. Lavinia Savini